Le Parti socialiste déplore l'attitude de l'Europe dans la crise financière qui touche la Grèce

L'Union européenne a trop tardé à réagir. L'impuissance du moteur franco-allemand est palpable. L'inefficacité de la Commission européenne est dommageable. Surtout, la montée des égoïsmes est redoutable pour l'avenir de l'Europe. Si cette crise des finances publiques n'est pas arrêtée, c'est toute l'Europe qui va subir une deuxième crise financière très grave. Il faut que les européens comprennent qu'en aidant un État membre, aujourd'hui la Grèce, c'est l'ensemble de la zone euro qu'ils vont aider.

Il faut faire vite clair et fort pour bloquer la spéculation des marchés qui ont l'impudence de jouer contre les États qui se sont endettés pour les sauver.
Il faut tirer les leçons de la crise de l'euro en imposant des politiques de coopération et un gouvernement économique à l'échelle de l'Union européenne.
Le PSE et le Parti socialiste, dès le début de la crise, ont demandé l'urgence et proposé des modalités de protection de la zone euro par l'application et l'extension de l'article 122 du Traité de Lisbonne. Ils considèrent qu'on ne peut concevoir la solidarité comme un élément de dernier recours.
Jean-Christophe Cambadélis, Secrétaire national à l'Europe et à l'International 
Michel Sapin,  Secrétaire national à l'économie

L'intervention de Laurent Fabius, pour un gouvernement économique européen

Mon cher ministre Yannos Papantoniou, Mesdames et messieurs les Présidents, Mesdames, Messieurs, chers Amis,
Je suis heureux d’être aujourd’hui parmi vous à l’occasion de cette conférence sur "Opportunities and Challenges in Grece Today".

Je n’ai pas l’intention d’ajouter mon nom à la longue liste des experts qui multiplient les conseils à la Grèce. Je me limiterai à souligner que les efforts décidés par le Gouvernement grec sont courageux et qu’il est indispensable que l’Europe soutienne l’un des siens. Si les Etats-membres ne le font pas par générosité, ils doivent le faire au moins par égoïsme : en effet aucun pays ou presque n’est à l’abri de la rencontre redoutable entre la volatilité mondiale des économies, les erreurs politiques, les carences de la construction européenne et les forces de la spéculation internationale. Pour me résumer sur ce point essentiel : la solidarité européenne avec la Grèce est une nécessité absolue. Je me concentrerai sur un sujet voisin, qui constitue une sorte de toile de fond de la crise grecque et de la situation économique des pays d’Europe : "quel gouvernement économique européen ?"

J’emploie l’expression "gouvernement économique". D’autres préfèrent l’expression "gouvernance économique". On peut disserter à l’infini sur les termes. La gouvernance désigne la capacité quasi morale des gouvernements nationaux à respecter une certaine auto-régulation. Le Gouvernement, c’est une légitimité et un leadership unitaires et clairs. Il me semble que la "gouvernance" est en réalité un "gouvernement" qui n’ose pas se donner les moyens de gouverner. Si on préfère l’expression "pilotage économique", pourquoi pas ? Mais, même en substituant "pilotage" à "gouvernance" ou à "gouvernement", et puisque nous avons en commun une union économique et même une union monétaire, on ne peut pas éluder la question de savoir qui doit "piloter" et comment. C’est cela dont je souhaite vous parler.
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Je rappellerai d’abord en quelques mots, les principaux mécanismes de fonctionnement de l’Union Economique et Monétaire (UEM).

S’agissant de l’Union Européenne (UE), on sait qu’elle a été juridiquement instituée par le Traité de Maastricht de 1993. Celui-ci a, depuis, été modifié par les Traités de Nice (2001) et de Lisbonne (2007). Les pays membres s’entendent sur des critères quantitatifs pour faire converger leurs économies en vue d’une Union monétaire. Les principes de base ont été fixés à l’origine : ils s’appellent le marché unique et la libre concurrence, la subsidiarité, l’autonomie fiscale des pays membres avec le principe du "no bail-out" qui interdit aux Etats-membres de prendre à leur charge les engagements financiers autres que les fonds de cohésion d’un gouvernement national, enfin la quasi absence de transferts financiers entre pays membres (les dépenses communes, qui représentaient seulement 1,18 % du PIB il y a 10 ans, sont tombées à 1 %). Certains de ces principes apparaissent, à l’expérience, moins pertinents que d’autres. Selon l’expression judicieuse de J. Delors, l’UE constitue un "objet politique non identifié", appuyé sur un triangle institutionnel : le Conseil, le Parlement, la Commission. J’ajoute qu’un mécanisme d’aide est prévu par l’UE en cas de crise de balance des paiements. Cette facilité est mobilisable pour les Etats non-membres de l’UE, jusqu’ici elle ne l’est pas pour les membres de l’UEM. Elle est conjointe à la fois à l’UE, au FMI et à la Banque mondiale, elle est donc soumise à une conditionnalité budgétaire et économique. Trois pays hors UEM ont bénéficié récemment de cette aide : la Hongrie, la Lettonie, la Roumanie.

S’agissant de l’Union Economique et Monétaire (UEM), elle se caractérise par une monnaie et une politique monétaire communes, aujourd’hui étendues à 16 pays. Les règles d’entrée dans l’UEM sont définies précisément, mais aucune clause de sortie n’est prévue. La BCE est en charge, comme on le sait, de la politique monétaire de l’UEM et de l’ensemble des opérations bancaires sur l’Euro. Elle est indépendante. Son principal objectif est d’assurer la stabilité des prix, définie par elle comme inférieure à, mais proche de 2 %. Les pays de l’Union Européenne peuvent intégrer l’UEM s’ils respectent 5 critères de convergence économique, les fameux "critères de Maastricht" : stabilité du taux de change, stabilité des prix, faibles taux d’intérêt nominaux de long terme, solde budgétaire inférieur à 3 % du PIB et dette publique inférieure à 60 % du PIB. C’est l’Eurogroupe, doté d’un Président qui rassemble les ministres des finances des pays membres de l’UEM.
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La description de ces mécanismes et surtout l’observation de leur fonctionnement révèlent un certain nombre de problèmes, dont la situation grecque est partiellement l’illustration. On constate d’abord un certain flou juridique, et même des contradictions entre les différents textes. Par exemple, l’article 125 du traité de Lisbonne (ancien article 103 du traité constitutionnel européen) exclut le "bail-out" par l’Union ou par un Etat membre envers les engagements financiers d’un autre Etat-membre. Mais l’article 122 du même traité de Lisbonne (ex article 100.2 du traité constitutionnel) précise que "lorsqu’un Etat membre connait des difficultés sérieuses... en raison d’... évènements exceptionnels échappant à son contrôle, le Conseil, sur proposition de la Commission, peut accorder, sous certaines conditions, une assistance financière de l’Union à l’Etat membre concerné. Le Président du Conseil informe le Parlement de la décision prise". A la lecture de ces deux articles, on croit entendre l’ancien Président de la Federal Reserve américaine Alan Greenspan qui, lorsqu’il tenait des propos volontairement obscurs sur des sujets délicats, précisait avec humour : "si vous avez compris exactement ce que je voulais dire, c’est que je ne me suis pas exprimé comme il le fallait"...

Flou des textes, mais aussi inadaptation de certaines règles. A l’usage, les critères de Maastricht sont manifestement ébranlés. Fin 2009, presque plus un seul Etat-membre ne les respectait concernant les finances publiques. Il en sera de même en 2011. Pourtant on en impose le respect aux pays candidats à l’euro ! En réalité, sur un plan purement arithmétique, on peut démontrer que la règle des 3 % de déficit public stabilisant l’endettement public à 60 % du PIB ne vaut que si la croissance réelle de l’UEM est de 3 % ; ce n’est évidemment pas le cas. Ils ne disent rien ni sur l’endettement privé ni sur l’expansion du crédit dans l’économie. De plus, ces critères ne se préoccupent guère de la convergence réelle des économies mesurée par les écarts de balance commerciale ou de revenus. Ils ne tiennent pas non plus compte, en fixant des ratios uniformes, de certaines asymétries entre les divers pays, liées notamment aux spécialisations productives. C’est là un aspect essentiel. Les pays de la zone euro sont plus ou moins industrialisés ; ils possèdent des secteurs de construction plus ou moins vastes ; ils ont réalisé des efforts de montée en gamme plus ou moins intenses qui sont mesurés par leurs dépenses de recherche et développement. Ces spécialisations productives diverses peuvent conduire à des chocs et à des cycles divers, mais surtout à des évolutions disparates à moyen terme des économies. Les pays à faible taille industrielle, à faible montée en gamme, ont des perspectives de gains de productivité plus limitées que les autres, donc une croissance potentielle plus faible. C’est vrai en Espagne, en Italie, au Portugal. Lorsque les croissances à long terme des Etats-membres différent, il n’existe pas de mécanisme correcteur au sein de l’UEM : pas d’impôt commun, pas de transferts publics entre Etats, pas de vraie mobilité du travail entre pays, et, évidemment, pas de dévaluation.

Avant la crise, la situation réelle était souvent cachée par la hausse de l’endettement privé : tout cela désormais éclate au grand jour. Et la spéculation en profite. Certes, l’Union Européenne essaie de se doter des moyens de réagir aux crises financières, aux attaques spéculatives - c’est indispensable -, mais elle n’a toujours pas comblé l’absence de mécanismes permettant d’éviter une disparité excessive au sein de la zone euro, à savoir une forte disparité des revenus réels par tête. En outre, les marchés financiers apparaissent comme le seul moyen de transfert de l’épargne en Europe, ce qui est contestable dans une union monétaire. Les écarts de balances courantes ne devraient pas être significatifs puisqu’ils peuvent être financés en dernier ressort par la BCE. Pourtant, à partir du moment où les marchés financiers - et peut être certains Etats membres - n’ont pas assimilé ce mécanisme, ils imposent un surcoût de financement dommageable, que subit aujourd’hui la Grèce et qui pourrait être supprimé par une autre organisation, publique, du transfert d’épargne entre pays membres de l’UEM.

Ces seuls éléments montrent combien il est difficile, voire impossible pour l’UEM de demeurer dans la situation présente, c’est-à-dire au milieu du gué. Une monnaie unique ne peut pas durablement coexister avec des évolutions économiques trop disparates. Nous avons besoin, y compris pour préserver l’existant, sinon d’une politique économique totalement unifiée, du moins d’une harmonisation économique nettement plus efficace : c’est cela le pilotage économique, le gouvernement économique européen indispensable. Il exige des changements dans plusieurs domaines : budget et harmonisation des fiscalités, politique commerciale, mécanismes de soutien en cas d’urgence, régulation financière, pacte de stabilité et de croissance, contrepoids politique à la BCE. Je me limiterai ici à aborder les deux premiers aspects. Je formulerai quelques propositions pour le gouvernement économique européen, tirées de mon expérience pratique et de l’observation des faits.
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Mesdames, Messieurs, le budget - à la fois européen et national - constitue un instrument primordial de politique économique. Il est l’outil principal de toutes les politiques publiques. Certes, à l’échelon européen, des procédures de coordination existent mais elles sont générales et peu coercitives. La Commission dégage des "grandes orientations de politique économique". La phase la plus significative - la transmission par chaque gouvernement à la Commission de ses projections triennales de finances publiques - est jusqu’ici un exercice assez confidentiel et peu fiable ; c’est en tous cas la situation en France. Ma conviction est qu’il n’y aura pas de gouvernement économique européen sans modification des procédures budgétaires actuelles. La difficulté est de concilier l’harmonisation nécessaire avec la diversité des traditions et surtout avec le respect des institutions nationales, notamment les droits fondamentaux des Parlements. Concrètement, une première étape d’harmonisation devrait concerner les hypothèses économiques retenues pour construire les budgets nationaux. Partout, le choix de ces hypothèses détermine en partie les résultats, il importe donc que celles-ci soient établies en commun. Le prix du pétrole, le taux de change entre l’euro et le dollar, le niveau des exportations et du commerce international, les hypothèses générales de croissance sont quelques unes des données qui encadrent la construction de tout budget : ces données devraient être discutées au niveau européen et établies conjointement. Cela suppose, dans la mesure où les budgets nationaux seraient votés à l’automne que les hypothèses communes soient définies en mai-juin par une réunion de l’eurogroupe. Elles devraient l’être sur la base d’une proposition de la Commission, au cours d’une réunion ouverte à la presse. Les hypothèses retenues seraient immédiatement notifiées à chaque pays de l’eurogroupe et serviraient de base à la construction des budgets nationaux.

La deuxième étape, après le travail d’élaboration budgétaire réalisé dans chaque Etat, interviendrait par exemple au mois de septembre. Chaque projet de budget national serait transmis à la Commission, qui vérifierait la crédibilité, l’efficacité et la compatibilité des budgets proposés avec la démarche européenne d’ensemble. Chaque ministre exposerait son projet et ses arguments. Un avis détaillé serait adopté à a majorité qualifiée sur chacun des budgets par l’eurogroupe, demandant des modifications si nécessaire. Le projet, le cas échéant corrigé, serait ensuite transmis à chaque Parlement pour être examiné, amendé et voté. Là aussi, les séances européennes concernées seraient publiques.

Une troisième phase devrait concerner l’exécution des budgets. Celle-ci ferait l’objet d’un examen trimestriel par l’eurogroupe. A chaque fois, un avis serait rendu par cette instance, qui pourrait être assorti de propositions d’action. Au vu de ces avis et des décisions prises ou non pour s’y conformer, la Commision pourrait décider diverses sanctions envers un pays. La sanction pourrait consister en un refus de verser tout ou partie des fonds destinés à cet Etat. Elle pourrait consister en une amende. La même procédure serait reconduite chaque année.

Une telle méthode marquerait un changement profond par rapport à la situation existante. Elle soulève évidemment de nombreuses questions. Les Etats-membres accepteront-ils une telle discipline ? Celle-ci devrait faire partie des conditions mêmes d’adhésion à l’euro, faute de quoi les difficultés déjà éprouvées se reproduiront. D’autre part, l’eurogroupe et la Commission disposeront-ils de l’autorité et des moyens suffisants pour agir ? Actuellement, c’est douteux, et pourtant il faudra bien y parvenir si on veut éviter que les difficultés se renouvellent ou même s’aggravent. De même, des avancées devront être réalisées sur le plan de l’harmonisation des fiscalités nationales. La meilleure méthode me parait être celle du serpent fiscal européen, c’est-à-dire la fixation pour les différents impôts nationaux, à assiette comparable, d’un plafond et d’un plancher entre lesquels les taux nationaux pourraient varier. Cela préserverait les souverainetés nationales tout en réduisant les disparités fiscales excessives. Sur un plan technique, le contrôle de la vérité des chiffres concernant chaque pays devrait être renforcé. Une agence de notation publique pourrait être créée auprès de l’Eurogroupe. Et le projet de créer un Secrétariat étoffé de l’eurogroupe devrait être réactivé.

Sur un plan politique, il est clair que ces procédures impliquent une relance générale de la construction européenne, indispensable pour éviter que l’Europe ne disparaisse du radar des continents qui comptent. Dans ce processus, quel sera le rôle du Parlement européen ? Il devrait être associé à chaque phase. La solution la plus simple consisterait à ce que quelques-uns de ses représentants qualifiés puissent participer aux travaux budgétaires ministériels. J’insiste aussi sur la nécessité de la transparence et de la publicité tout au long des débats ; seule cette transparence peut éviter que les gouvernements négocient entre eux - comme cela s’est fait - une commune mise entre parenthèses des disciplines, à travers des tractations contraires à l’intérêt européen, une sorte de bon échange de mauvais procédés.

A ces dispositions, devra s’ajouter un budget européen conséquent permettant des interventions efficaces. Il est frappant de voir que les objectifs ambitieux de la stratégie de Lisbonne n’ont pas du tout été atteints, faute de moyens. Un gouvernement économique, c’est notamment la capacité à lever l’impôt. Vous savez qu’aujourd’hui le budget européen ne s’élève qu’à environ 1 % du PIB de l’UE, provenant des contributions des Etats-membres, affectées surtout à l’agriculture et aux aides structurelles pour les régions pauvres. Cela ne laisse aucune vraie marge d’action pour intervenir lors d’une crise comme aujourd’hui. Dégager 1 % du PIB européen en plus, c’est-à-dire environ 100 milliards d’euros, constituerait une force de frappe budgétaire minimale. D’où pourraient venir ces milliards ? On peut penser à la TVA ou à la fiscalité verte. Dans la mesure où, depuis 20 ans, ce sont surtout les revenus du capital qui ont profité de l’intégration européenne, il paraitrait pertinent qu’ils soient les premiers mobilisés, après harmonisation de l’assiette de l’impôt, au moment où il faut dégager des fonds. Qui lèverait l’impôt ? Logiquement, c’est l’UE, mais il faudra convaincre des pays comme la Grande-Bretagne, très hostiles. Autre question : impôt supplémentaire ou substitution à des impôts nationaux ? La seconde solution est plus facile à soutenir. On sait que l’UE ne progresse que par crises. Disons que, à cet égard, la situation actuelle est riche... de progrès futurs.

Précisons enfin que la plupart de ces changements devront intervenir dans le cadre de l’eurogroupe qui est l’exemple de ce qu’on appelle juridiquement une "coopération renforcée". Les chefs d’Etat et de gouvernement devraient se réunir au moins une fois par an en configuration "Eurogroupe" afin de faire le point et de fixer leurs orientations. Certains de ces changements pourraient s’étendre à l’ensemble des pays de l’UE, réunis au sein de l’Ecofin pour ce qui concerne les matières économiques et financières.
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On ne peut pas réfléchir à ce que doit être un gouvernement économique européen sans avoir une idée relativement précise sur les relations économiques, notamment commerciales, entre l’UE et le reste du monde. Le problème, dans ce domaine, n’est pas tellement celui des institutions, car aussi bien en matière de concurrence que de commerce extérieur c’est déjà l’Union, à travers la Commission, qui exerce l’essentiel des compétences. Le "gouvernement économique" n’est pas seulement une affaire institutionnelle, mais surtout une affaire de fond. Or, sur le fond, de fortes différences d’approche existent entre les Etats-membres. Il est vital de les clarifier et de les surmonter, sans pour autant s’enfermer dans des débats institutionnels qui ont montré leurs limites au cours des dernières années.

Pour certains, influents dans les cercles dirigeants de l’UE, la fameuse "concurrence libre et non faussée", inscrite dans le projet de Traité constitutionnel européen reste la clé de l’Union et son principe de base. Selon eux, tout doit être fait pour encourager cette concurrence "libre et non faussée", en limitant les règles, protections, aides qui pourraient peser sur elle : au sein de l’UE comme entre l’UE et le reste du monde, le libéralisme absolu doit demeurer la philosophie dominante. La crise économico-financière que nous avons connue - et qui n’est pas encore terminée pour les pays européens - amène certes à prendre quelques précautions ; mais, dans l’esprit de ces idéologues, elle ne remet nullement en cause le bien-fondé de la doctrine néo-libérale.

Par exemple, selon cette approche nos rapports commerciaux avec la Chine, quoique massivement déficitaires, ne nécessiteraient pas d’action globale spécifique : l’euro devrait continuer à dépendre d’une gestion "de marché" même si le yuan, comme d’ailleurs le dollar, font l’objet, eux, d’une gestion "politique" ; si des regrets doivent être émis concernant nos déséquilibres massifs avec les pays émergents, pas question de "protections" particulières, toute protection risquant de conduire à un "protectionnisme" présenté comme le mal absolu. A l’égard de la Chine, nous devrions continuer d’affirmer qu’avec davantage d’efforts européens en matière de recherche et d’investissements, davantage de constance commerciale de notre part et en raison même de la qualité supérieure presque par nature de nos innovations, nous pourrions automatiquement rétablir l’équilibre.

D’une façon analogue, il ne saurait être question, selon cette approche, de s’interroger sur les performances de l’Allemagne et sur leurs conséquences quant au reste de l’UE. L’Allemagne aurait pris dans le passé des décisions uniformément "courageuses", i.e. la compression des salaires, elle entretiendrait grâce à cela un dynamisme spectaculaire de ses entreprises, ce "modèle" devrait être généralisé pour que toute l’UE voie sa compétitivité s’améliorer et sa place dans le monde se renforcer.

Le problème, c’est que ces idées simples ne sont pas nécessairement vraies. Certes, le développement économique de la Chine a reposé en particulier sur de puissants efforts de sa population qu’il faut saluer. Mais comment ne pas voir, aussi, qu’il s’est appuyé et s’appuie encore souvent sur une politique publique très spécifique : concurrence faussée par la sous-évaluation du yuan qui favorise les exportations chinoises ; faiblesse des salaires et limitation, voire absence de protections sociales, sanitaires et environnementales ; financements bancaires totalement hors concurrence ; non-respect fréquent des règles de droit ainsi que de la propriété industrielle. C’est pourquoi je pense, avec un nombre de plus en plus élevé d’observateurs et d’acteurs, que l’UE doit vis à vis de la Chine à la fois renforcer son propre dynamisme et aménager si nécessaire certaines protections, en investissant davantage sur le territoire chinois mais aussi en mettant en oeuvre aux frontières de l’UE des sortes d’écluses écologiques, sociales, sanitaires. Je résumerai l’approche nouvelle qu’un gouvernement économique européen devrait retenir par deux formules : plutôt "juste échange" que "libre échange" ; Europe ouverte, oui, Europe offerte, non.

Un problème analogue existe à propos du "modèle économico-social allemand". Il serait très injuste de nier la qualité éminente des produits allemands en particulier dans le domaine des biens d’équipement ou l’effort des amis allemands pour conforter leur place en Europe et leurs exportations. Contrairement à ce qui est souvent prétendu, ce n’est pas pour l’essentiel avec l’Asie que l’Allemagne réalise ses excédents, mais avec ses voisins européens, qui s’appellent la France, l’Italie, l’Espagne... Près des 2/3 des exportations allemandes se font en direction de l’UE contre seulement 4,5 % avec la Chine. Ces surplus sont obtenus partiellement en pesant sur les rémunérations des salariés allemands. Ce "modèle" n’est pas "coopératif" avec les autres Etats d’Europe. Comment en effet les autres Etats européens peuvent-ils réagir face aux "performances" allemandes ? Pas en adaptant leur taux de change, puisque notre monnaie unique est l’euro. Pas non plus par un surcroit d’inflation, qui serait une solution difficilement praticable et de court terme. La réaction de la plupart des pays européens face à l’Allemagne est de peser à leur tour sur leurs propres salaires ; mais alors c’est toute la dynamique économico-sociale européenne, le soutien de la consommation intérieure et même le modèle social européen, qui risquent d’en être affectés. La stratégie allemande est donc une stratégie "de niche", elle n’est pas extensible aux autres Etats, sauf à réduire le niveau de vie de l’ensemble des européens. Et l’issue qui consisterait, en raison même de ces tensions, à un éclatement de l’euro, outre l’échec cinglant qu’il constituerait, serait une probable catastrophe pour l’Allemagne elle-même puisque le rétablissement du DM entrainerait une hausse massive de la parité de cette monnaie, donc une réduction drastique des exportations allemandes. De cela, il faut - en particulier nous Français - que nous discutions avec nos amis allemands car le couple franco-allemand, aujourd’hui brinquebalant par la faute des deux pays, est historiquement indispensable à l’approfondissement d’une politique de l’UE, en particulier à la mise en place d’un gouvernement économique.

Complémentairement, l’Eurogroupe devrait pouvoir chaque semestre discuter avec la BCE d’un objectif de change pour la zone euro, qui permettrait à celui-ci de ne pas être une simple variable d’ajustement des déséquilibres mondiaux et des politiques de change des autres banques centrales.
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Ma conclusion est celle-ci. Au cours de la dernière période, la réflexion et l’action se sont surtout concentrées sur les mesures d’urgence à prendre pour surmonter la crise et la spéculation. C’est parfaitement justifié. Il fallait - et il faut toujours - combiner redressement et soutien. Eviter à la fois faillite et facilités injustifiées. Améliorer prévention et gestion. Nous ne sommes pas au bout du chemin et on le sait particulièrement ici en Grèce. Par exemple, je considère qu’il serait très utile de créer un instrument de dette européen,une obligation unique, un euro bond, qui, à partir d’une liste d’investissements stratégiques à réaliser par l’UEM, permettrait une stratégie de financement pluriannuel. Cette réflexion sur les réponses d’urgence implique une solidarité étroite avec la Grèce comme avec les autres membres de l’UEM. Elle ne doit pas nous détourner de mener une réflexion d’ensemble à plus long terme sur le modèle européen de politique économique. Nous devons être plus dynamiques et ambitieux dans nos investissements, dans notre recherche scientifique et notre formation mais aussi - j’ose le mot - dans nos protections. Nous devons réduire nos disparités internes. Nous devons parler d’une même voix dans les enceintes économiques et monétaires internationales. Nous devons nous donner les moyens de devenir réellement une Europe-puissance. Les leçons que nos gouvernements et l’UEM doivent tirer des événements récents sont nombreuses. Le nouveau Président du Conseil Européen, M. Van Rompuy doit s’atteler à de cette tâche. Je souhaite qu’il propose avec audace la mise en place d’un "gouvernement économique européen". Je le souhaite et je le demande. Ce gouvernement impliquera à la fois convergence et solidarité. Il constituerait, au-delà des mesures d’urgence nécessaires, la première étape du nouveau pilotage économique européen à long terme que j’appelle de mes voeux.

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